Séoul, l'ombre au milieu des lumières

        « Cette ville m’a avalée.

Elle était mon rêve, comme un but à atteindre pour devenir enfin complète, mais finalement, elle a fait de moi un million de petites pièces détachées les unes des autres, éparpillées dans ces rues trop grandes et pourtant étroites, perdues dans ces bars où la lumière disparait dans l’ombre des verres vides. Je pensais me trouver, j’ai fini par m’égarer. Cet éclairage excessif est synthétique. Tout est faux autour de moi et je ne me suis jamais sentie aussi vraie. L’alcool réchauffe mon sang devenu froid avec les années et la souffrance, ma vision se trouble et je ressens de façon excessive des sentiments que j’avais cherché à réprimer. J’aurais pu prendre peur, fuir, refuser de regarder ce que j’avais toujours caché derrière des excuses et un silence. Mais dans cet endroit remplie de miroirs, je n’avais plus le choix. Mes yeux rencontrent mes yeux, ma machoire se serre et mes mains tremblent. Elle m’a prise dans une étreinte démente, c’est un endroit où la nuit est lumineuse à l’extérieur et sombre à l’intérieur, où les lumières s’éteignent le palier passé, où les rues bruyantes laissent place au silence des bars, au chuchotement des amours futiles. La folie est partout et les masques tombent rarement. On se touche pour se persuader que ce n’est pas un mensonge, on se perd, le lendemain effacera ces souvenirs. C’est faux, pourtant. On oubliera rarement ces nuits où notre coeur s’est serré et a battu plus fort, on ne perdra jamais la trace de ces sentiments puissants qui auront ravagé notre chaire, le temps d'une nuit seulement. On fera semblant, comme tout le monde ici. Le jour se lèvera, les rideaux seront tirés, les volets fermés, et on recommencera à marcher dans la vie, un bandeau noir posé sur les yeux. Pourtant c’est là. Ça restera toujours là, quelque part. Cette ville est un champ de bataille. On court, on s’y jette, on se bat, on se blesse, on se relève, on court à nouveau, jusqu’à perdre notre souffle et tomber encore, une dernière fois, pour ne plus se relever. Je cris sans qu’aucun son ne sorte de ma bouche. Je tiens simplement un verre dans une main, affalée sur ces canapés où tant d’autres avant moi ont essayé de se persuader qu’ils existent. Lorsque la nuit s’achève, la bataille se termine. Le drapeau blanc se lève, les rues se désertent, et nous rentrons las d’avoir trop vécu. La lumière dans le miroir révèle nos traits fatigués, et même si nous sommes épuisés, le sommeil nous fuit. Notre esprit ne veut plus dormir. Il ne veut pas oublier. Il ne veut pas tourner la page. Il refuse de continuer cette farce idiote, il refuse de nous laisser effacer d’un trait noir grossier ce qu’on avait finalement réussi à accepter durant la nuit. Mais nous dormirons. Quelques heures plus tard, nous nous réveillerons, le corps douloureux, nous passerons de l’eau sur notre visage, comme pour se laver de sentiments trop forts, et nous poserons avec une lenteur amère, le masque qui nous emprisonne.

Et que le spectacle commence. »

 

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