07/10/2005 Edition du Seuil 142 pages

07/10/2005 Edition du Seuil 142 pages

OH Jung-hi ou l’abandon -

OH Jung-hi est née en 1947 à Séoul, dans une Corée encore marquée par la colonisation japonaise. Son enfance est boulversée par la guerre de Corée et la dictature militaire, qui la suit. . Elle a étudié à l’université 서라벌대학 où elle reçoit lors de sa dernière année universitaire un prix pour les écrivains amateurs (le 중앙일보) avec une histoire qu’elle a commencée quand elle n’était encore que lycéenne : The Toyshop Woman, ce qui la propulse dans la catégorie des écrivains de talent. Elle commence sa carrière d’écrivain dans les années 1970, à l’époque de la modernisation de la Corée du Sud. On retrouvera ces périodes historiques dans ses romans, comme toile de fond ou comme thème principal. Elle est aujourd’hui l’auteur coréen la plus traduite au monde. Ses récits auront pour principale thématique, les enfants et les femmes, opprimés par la famille, par la société et par l’abandon.

La parole des enfants

On retrouve dans La Pierre Tombale et l’Oiseau, des personnages principaux enfants. Ils entraînent donc avec eux les thématiques de l’origine, de l’abandon, de l’attente et d’une certaine violence. Un père frappe et abandonne, un pays qui frappe et abandonne. Les enfants voient une vérité crue et amères, mais le disent avec des mots doux. Si les enfants sont les personnages principaux, ils sont plus des témoins que des narrateurs. Ils sont plus contemplatifs qu’acteurs.

La narration se fait donc par le regard de ces enfants, qui témoignent d’un instant précis, d’une vie particulière, d’un moment singulier. Pourtant, toutes ces histoires qui ressemblent à des témoignages semblent universelles, du fait d’être vue par des yeux d’enfants, ne prennent pas partie et disent les choses comme elles sont. La prose est donc sobre, descriptive, très précise et pleine de détails qui paraissent anecdotiques et qui sont pourtant les points d’accroche les plus forts de l’écriture de l’auteur. Le style est également fluide et naturelle, dans des yeux d’enfants, les petits événements de la vie deviennent presque magiques.

L’écriture n’est pourtant pas manichéenne, il n’y a pas de bien et de mal, comme on pourrait l’attendre du point de vue d’enfants. Il n’y a aucune mièvrerie, pas de plaintes. Le noir se mêle à la lumière, et l’écriture devient alors comme un tableau en demi-teinte. Dans cette citation, on retrouve cette dualité, alors même que le soleil disparaît, les hommes brillent d’un reflet argenté :

« Le soleil à présent disparu, les poissons qui avaient senti l’odeur de la terre restaient inertes, comme écrasés par l’humiliation, mais des écailles brillaient partout. Elles étaient collées aux hautes bottes des hommes, à leurs crochets qui happaient les branchies, à leurs vêtements, à leurs cheveux, à leurs bouches et à leurs oreilles, et chaque fois qu’ils bougeaient, ils semblaient enveloppés d’un liquide argenté. » Pierre tombale

Introspective de l’histoire de la Corée

L’histoire est vue d’un seul angle et pourtant comporte une connotation universelle dans la pureté du discours et des images. Dans La Pierre tombale, l’action se passe entre la maison, l’école, la Pierre Tombale, l’enfant regardent en ces lieux, le peuple coréen, son histoire, ses traditions, ses croyances, les différentes populations qu’il y voit passer, seulement passer : chinois, chrétiens, occupants japonais, russes. On y retrouve même les aspects politiques de ces périodes, l’impérialisme puis le communisme, expliqués par ces petits détails de la vie qui changent, et qui changent tout.

Les enfants « voient plus » la société que les adultes, ils la « comprennent plus ».

« Ceux qui ont quitté leur pays natal ne peuvent pas se fixer à un endroit. Parce qu’ils ne peuvent pas se faire à l’idée que c’est là qu’ils vont mourir. » Pierre tombale

Le monde est très vivant dans les réflexions de l’enfant, les paroles qu’il retient : « Le maître d’école disait que le Japon et la Corée formaient un seul pays, mais Hyôndo savait que ce n’était pas vrai. Dans les histoires que sa grand-mère lui racontait, il n’y avait pas de Japonais. » Pierre tombale.

La douleur et l’abandon

L'oiseau est, d’un certain point de vue, bien plus dur que Pierre tombale. Il va plus loin dans l’introspection, et l’aspect historique, bien que toujours présente, laisse place au contexte social de ces enfants esseulés. Il s’agit ici d’un grand abandon. La société les a abandonnés, et on peut voir que les individus autour d’eux abandonnent leurs espoirs, leurs vies. Le peuple tout entier abandonne, démunis, ils ne sont plus que des survivants, pas des vivants. Les enfants s’échappent donc de leur quotidien difficile, et c’est à nouveau dans les petits détails que l’on trouve de la lumière dans ce roman. L’écriture, toujours très poétique, est très calme mais laisse un sentiment amer. En effet, la cruauté de la situation des enfants est d’autant plus visible qu’elle est racontée avec détachement :

« - Espèce de garce ! Si tu dessines sur le visage de quelqu’un qui dort, pendant que son âme est sortie du corps, elle ne le reconnaît plus et erre pour toujours. Tu ne sais donc pas ça ?
C’est ce qui est arrivé à maman ? Elle est partie à la recherche de son
âme errante ? »

L’univers est ici aussi plus restreint, il est clos, et se concentre autour de la vie des voisins des enfants, encerclés de bâtiment dans une petite cour. On s y’entraide, mais on s’y enferme surtout. On y suffoque. Il y a également cet oiseau enfermé dans sa cage, comme une image des enfants. Uil, le petit frère, finit par croire qu’il finira lui aussi par voler, très certainement pour se sortir de leur misère, mais finalement, comme l’oiseau, il n’y parviendra pas. Malgré cela, personne ne s’apitoie, la vie doit continuer, il s’agit plutôt de survivre que de pleurer. Il n’y a également pas de jugement, comme si l’abandon restait en surface. Les enfants ne semblent pas grandir, freiner par ces abandons, et pourtant ils sont très fatalistes, comme si leur vie s’était déjà jouée, comme des adultes :

« Bien sûr les adultes que je voyais autour de moi avaient tous l’air de l’être devenus malgré eux, et pas particulièrement heureux du résultat. »

La question de l’enfance est alors un point central. Peut-on réellement grandir seul ? Peut-on devenir adulte alors que l’on n’a pas vraiment pu être un enfant ? Peut-on s’envoler dans une cage ? Le roman m’a fortement rappelé le poème de Victor Hugo :

« De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages ?

De quel droit volez-vous la vie à ces vivants ?

Toute la liberté qu'on prend à des oiseaux
Le destin juste et dur la repr
end à des hommes. »

On dirait bien qu’on a pris la vie de ces deux enfants, et que cet oiseau enfermé dans la cour, privé de liberté et d’avenir, a repris son dû.

Le rejet de la société

Pour cette partie, j’ai choisi d’analyser sa nouvelle Le chant du pèlerin, qui n’est pas raconté du point de vue d’un enfant, mais de celui d’une femme. Pourtant, on retrouve des caractéristiques très similaires avec les deux premières œuvres, La Pierre Tombale et l’Oiseau. Ici, à nouveau, il s’agit d’un abandon, celui de la société envers une femme qui n’est plus considéré comme étant dans la norme. Il s’agit de l’histoire d’une femme, Haija, qui revient de deux ans dans un hôpital psychiatrique après avoir tué un cambrioleur. A son retour dans la vie dîte normale, Haija se retrouve seule, abandonnée par ses amies, sa famille, et même par la société. En effet ses proches la blâment d’avoir tué non pas un simple cambrioleur, mais son amant. Malgré ses contestations, Haija ne fait plus partie de la société, c’est une folle, une proscrite. Sa famille s’enfuit loin d’elle à l’étranger, en a honte et ses anciennes amies l’évitent. Une action a suffit à la condamner au regard du monde. Elle n’est plus du tout considérée comme normale, elle devient même à risque « Tout le monde me pose la même question, comme si je portais en moi une charge d’explosifs menaçant de sauter à tout moment » (p95). L’écriture très poétique de l’auteur raconte alors son isolement comme un château de neige, froid et vide : « On dit que l’univers s’apaise quand la neige tombe; elle ensevelit sous son silence tous ces bruits quotidiens » (p77). Les couches de neiges qui l’entourent l’empêche de rejoindre la société qui l’a rejetée. A nouveau, comme dans L’Oiseau, le personnage est enfermé, la société ne veut pas de lui. Le personnage principal est comme un pèlerin, sur une route solitaire qui n’aura jamais de fin, comme un cauchemar : « Le chemin […] n’aboutira qu’à la tristesse de la réalité » (p106). En tuant son oppresseur, elle s’est tuée elle-même. Ses plaintes n’ont pas d’échos et personne pour les écouter, elle erre comme un fantôme dans la neige à la recherche de réconfort, ce qui n’arrivera jamais. On retrouve donc la fatalité, propre à l’auteur, et cette idée d’enfermement, de prison que construit la société autour des êtres abandonnés.

Si l’auteur a autant de succès, en Corée comme à l’étranger, c’est avant tout parce qu’elle écrit, dans son détachement et ses petits détails, une réalité universelle. Les personnages sont peu décrits, ils sont comme des images auxquelles il est facile de s’identifier, comme des métaphores. La mélancolie, très coréenne, donne un élan poétique aux textes qui sont très agréables à lire. Enfin, la traduction en français est sublime et véhicule avec agilité la beauté du texte, de ses images, de sa poésie et transporte le style de l’auteur dans un monde à la fois familier et étranger.

PS : Merci aux élèves de l'INALCO de ne pas recopier cet article pour leurs devoirs personnels.

Retour à l'accueil